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Nousautres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. de Paul ValĂ©ry - DĂ©couvrez une collection des meilleures citations sur le thĂšme Citationde Paul ValĂ©ry : "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus RĂ©ponse(1 sur 5) : > Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Paul VALÉRY, La Crise de l’esprit (1919) Toute civilisation est amenĂ©e a disparaĂźtre un jour, certaines laissent suffisamment de traces pour qu'on se P ValĂ©ry Ă©crit : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles; nous avions enÂŹtendu parler de mondes disparus tout entiers, d'emÂŹpires coulĂ©s Ă  pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins, descendus au fond Inexplorable des siĂšcles, avec leurs dieux et leurs lois, leurs acadĂ©mies et leurs dictionnaires, leurs classiques. leurs parPaul ValĂ©ry (1871-1945), La Crise de l’esprit (1919). Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulĂ©s Ă  pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siĂšcles avec leurs dieux et leurs lois, leurs acadĂ©mies et Site De Rencontre Gratuit En Suisse Romande. Cette citation de Paul ValĂ©ry Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. , fait partie des plus belles citations et pensĂ©es que nous vous proposons de Paul ValĂ©ry. Partager cette citation Vous trouverez ci-dessous des illustrations de cette citation de Paul ValĂ©ry que vous pouvez facilement tĂ©lĂ©charger ou publier directement sur vos rĂ©seaux sociaux prĂ©fĂ©rĂ©s tels que Facebook, Twitter, Instagram ou Pinterest. 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Baruch Spinoza Francis PICABIA Georges DUHAMEL Jean D'Ormesson Jean GuĂ©henno Jean Rochefort Jean-Paul II Joseph DE MAISTRE Julien GREEN Laure d'AbrantĂšs LĂ©onard de Vinci Serge Gainsbourg Rechercher une citation Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles. » L’équivocitĂ© de la rĂ©flexion de Paul ValĂ©ry, dans la Crise de l’esprit 1919, met Ă  la fois en perspective le caractĂšre vulnĂ©rable de cette civilisation qui se sait dĂ©sormais aussi fragile qu’une vie », comme l’écrit l’auteur quelques lignes plus loin ; et sa force lĂ©tale capable de porter la vie a des sommets de grandeur, la civilisation est Ă©galement aurĂ©olĂ©e d’une puissance de destruction insoupçonnable jusqu’alors. Si cette sentence a pu marquer le XXe siĂšcle et permettre d’interroger les totalitarismes qu’il a vu prospĂ©rer, elle semble s’appliquer avec plus de force encore Ă  l’aube de ce troisiĂšme millĂ©naire, qui voit, avec l’apparition du transhumanisme, se redessiner Ă  une vitesse vertigineuse les contours de l’humanitĂ© Ă  venir. De l’homme augmentĂ© au posthumain, le transhumanisme revĂȘt des visages multiples qui semblent cependant tous annoncer un bouleversement radical de la nature mĂȘme de l’humanitĂ© et l’on oscille entre la fascination et l’effroi devant les scĂ©narios de science-fiction qui nous sont prĂ©sentĂ©s. Ce mouvement culturel et intellectuel affirme qu’il est possible et dĂ©sirable d’amĂ©liorer fondamentalement la condition humaine en dĂ©veloppant et diffusant largement les techniques visant Ă  Ă©liminer le vieillissement et Ă  amĂ©liorer de maniĂšre significative les capacitĂ©s intellectuelles, physiques et psychologies de l’ĂȘtre humain » 1. La transformation de l’homme, envisagĂ©e au niveau individuel, ou par la crĂ©ation d’un humain augmentĂ© », qui constituerait une nouvelle espĂšce, une humanitĂ© + symbolisĂ© H+ dans l’hybridation qui est faite de l’homme et de la machine, peut affecter diffĂ©rentes facultĂ©s de l’ĂȘtre humain capacitĂ©s physiques ou cognitives, longĂ©vitĂ© ou immortalitĂ©. Si aucun irĂ©nisme ou aveuglement n’est permis face Ă  de tels enjeux, tant dans les politiques de dĂ©fense et de sĂ©curitĂ© internationale que dans le recours aux techniques bio-mĂ©dicales en vue de neuro-amĂ©lioration de la personne non malade », on peine cependant Ă  dĂ©mĂȘler les faits des oracles de certaines pythies contemporaines. C’est la caractĂ©ristique premiĂšre de la technologie, Ă©crit Don DeLillo, d’un cĂŽtĂ© elle suscite un appĂ©tit d’immortalitĂ©, de l’autre elle provoque la peur de l’extinction universelle » 2. À la fragilitĂ© de la vie, Ă  la vulnĂ©rabilitĂ© de l’existence qui apparaĂźt avec tant de force aprĂšs les ravages du XXe siĂšcle ou en des temps de crise Ă©cologique que l’on nous prĂ©sente comme sans prĂ©cĂ©dent, le transhumanisme rĂ©pond avec de mirifiques promesses de vie Ă©ternelle
 mais il semble dans le mĂȘme temps annoncer une aliĂ©nation radicale aux diffĂ©rentes technologies. La dĂ©couverte de ce Nouveau Monde nous rĂ©servera-t-elle le mĂȘme traitement qu’aux derniers natifs des terres conquises ? Pourtant dĂ©fenseurs de la recherche et du progrĂšs, Bill Gates ou Stephen Hawking s’inquiĂštent de l’avĂšnement d’une superintelligence artificielle capable de pulvĂ©riser notre espĂšce. Si nous ne voulons pas ĂȘtre obsolĂštes dĂšs la naissance, si nous voulons rester les ĂȘtres les plus Ă©voluĂ©s, nous faut-il devenir des robots nous aussi ? PĂ©riode de rupture fondamentale, comment notre dĂ©but de troisiĂšme millĂ©naire sera-t-il jugĂ© par la postĂ©ritĂ© ? Quelle forme prendra cette postĂ©ritĂ© et surtout, de quel jugement sera-t-elle capable ? Accro aux nouvelles technologies Il importe de distinguer au sein du discours profĂ©rĂ© sur l’intelligence artificielle IA et sur l’évolution des nano et biotechnologies, les progrĂšs scientifiques rĂ©els, de la prophĂ©tie que certains prĂȘtres du techno-progressisme font passer pour imminente. De fait, l’irruption de l’intelligence artificielle dans nos vies n’est plus une option que l’on pourrait dĂ©cocher, un interrupteur que l’on aurait encore le loisir d’éteindre
elle est devenue indispensable, nĂ©cessaire, elle prend forme de dĂ©terminisme. Tout le monde est accro aux nouvelles technologies sans forcĂ©ment s’en rendre compte on regarde en moyenne 150 fois par jour son tĂ©lĂ©phone portable. Il existe d’ailleurs un droit Ă©lĂ©mentaire Ă  la connexion comme il existe un droit Ă  l’électricitĂ©. Les opĂ©rateurs ne peuvent arrĂȘter brutalement la connexion d’un client insolvable, mais seulement rĂ©duire son dĂ©bit, comme un fournisseur d’électricitĂ© doit en assurer une fourniture minimale. Chacun de nous informe et nourrit la pieuvre tentaculaire des GAFA Google, Apple, Facebook, Amazon et des BATX chinois Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi, par l’ensemble des donnĂ©es que nous leur fournissons. Cependant on ne peut accorder un crĂ©dit absolu aux chantres de ce que l’on appelle l’ Ăšre de la singularitĂ© » prise au sens large, cette expression dĂ©signe un avenir dans lequel l’intelligence des machines dĂ©passera allĂšgrement celle des humains qui les ont créées, actant dĂ©finitivement la fusion entre la vie technologique et la vie biologique avec comme promesse ultime la rĂ©solution des problĂšmes humains les plus complexes ; cette dĂ©claration radicale de techno-progressisme exerce une influence patente sur la culture de la Silicon Valley et ainsi sur l’imaginaire liĂ© aux nouvelles technologies. Si ces scientifiques disposent de moyens humains et financiers exorbitants leur permettant de travailler activement au monde qu’ils appellent de leurs vƓux, il semble cependant nĂ©cessaire de s’attacher Ă  la chronologie afin de dĂ©mĂȘler le prophĂ©tique du scientifique. On peut, schĂ©matiquement, retenir quatre formes d’intelligence artificielle. C’est la partition que propose le Dr Laurent Alexandre dans La guerre des intelligences, intelligence artificielle versus intelligence humaine 3. De 1960 Ă  2010 apparaĂźt une premiĂšre forme d’IA lorsque les algorithmes sont programmĂ©s manuellement. C’est ce systĂšme que l’on trouve lorsqu’il s’agit par exemple de coder un site internet. À partir de 2012 apparaĂźt le deep learning qui commence Ă  dĂ©passer l’homme sur des taches bien spĂ©cifiques, par exemple en reconnaissance visuelle. Il s’éduque plus qu’il ne se programme ce qui donne une force terrible aux GAFA et aux BATX. Selon Laurent Alexandre, il peut concurrencer un radiologue mais pas un gĂ©nĂ©raliste. Il lui manque pour cela la mĂ©moire et la transversalitĂ©, troisiĂšme forme d’intelligence qui Ă©merge doucement mais ne sera opĂ©rationnelle que vers 2030. Celle-ci pourrait se faire passer pour un homme, ce qui pose de redoutables problĂšmes de sĂ©curitĂ©. La quatriĂšme forme de l’intelligence artificielle n’est en revanche pas encore apparue elle est celle de tous les scĂ©narios de science-fiction. Elle serait l’apparition d’une conscience artificielle, IA dite forte, c’est-Ă -dire capable de conscience de soi et de sentiments. La date de son Ă©mergence est l’objet de querelles irrationnelles et messianiques chez les spĂ©cialistes. Aujourd’hui, Ă©crit Laurent Alexandre, l’IA ressemble encore Ă  un autiste atteint d’une forme grave d’Asperger qui peut apprendre le bottin tĂ©lĂ©phonique par cƓur ou faire des calculs prodigieux de tĂȘte mais est incapable de prĂ©parer un cafĂ©. » On peut donc s’interroger sur la performativitĂ© de telles prophĂ©ties les ordinateurs deviendront-ils un jour des ĂȘtres conscients ou ne seront-ils jamais que des calculateurs sophistiquĂ©s incapables de toute Ă©motion ? L’incohĂ©rence fondamentale et pourtant Ă©lĂ©mentaire qui semble cantonner ce scĂ©nario Ă  un horizon dont on s’approche sans jamais l’atteindre est l’idĂ©e selon laquelle le vivant pourrait ĂȘtre compris Ă  l’aide d’un modĂšle mĂ©canique. C’est un paradigme technicien qui prĂ©side Ă  la rĂ©flexion transhumaniste. Pour que l’esprit puisse ĂȘtre tĂ©lĂ©chargeable dans une machine, encore faudrait-il qu’il soit matĂ©riel. Cette idĂ©ologie prĂ©suppose que l’on puisse rĂ©duire l’homme Ă  ses donnĂ©es biologiques et que l’on puisse rĂ©duire le vivant Ă  l’information qui le structure puisqu’un code gĂ©nĂ©tique est Ă  l’origine du vivant, il doit ĂȘtre possible d’en Ă©tablir un codage informatique. De l’ADN aux donnĂ©es informatiques il n’y a donc qu’un pas. Ainsi, Ray Kurzweil, fervent zĂ©lateur du transhumanisme, Ă©crit que nos corps biologiques version sont fragiles et sujets Ă  quantitĂ© de dysfonctionnements, sans mentionner les laborieux rituels de maintenance qu’ils requiĂšrent ». L’ordinateur n’est pas compris par anthropomorphisme mais c’est l’homme auquel on applique un vocabulaire informatique. Cette conception mĂ©caniciste du systĂšme se fonde sur une permanente quĂȘte d’amĂ©lioration du processus et procĂšde donc d’une logique de l’artefact qui ignore que nous serons toujours devant le vivant comme devant un mystĂšre, condamnĂ©s Ă  nous rĂ©pandre en hypothĂšses sur sa constitution sans maĂźtriser les complexitĂ©s d’une totalitĂ© qui ne peut se rĂ©duire Ă  la somme de ses parties. Mieux masquer nos asservissements Si les idĂ©es de crĂ©er une conscience artificielle ou d’abolir la mort sont bien lointaines, sans doute participent-elles de cette sidĂ©ration mĂ©dusĂ©e devant les pythies du transhumanisme qui nous fait oublier l’aliĂ©nation quotidienne qui est la nĂŽtre. Le transhumanisme nous promet des lendemains qui chantent pour mieux masquer nos rĂ©veils entre smartphone et ordinateur. De fait, c’est un vĂ©ritable asservissement Ă  la machine qui s’orchestre sous prĂ©texte de permettre notre libĂ©ration des lois de la nature. Nous sommes dĂ©sorientĂ©s dans un monde oĂč le GPS pense Ă  notre place, incapables d’écrire français pour avoir trop usĂ© de la correction orthographique et les femmes congĂšlent leurs ovocytes pour ĂȘtre rentables plus longtemps
 Le transhumanisme ne cesse d’en appeler Ă  l’imaginaire de la souverainetĂ© individuelle mais ne laisse prĂ©sager qu’une radicalisation de l’aliĂ©nation », Ă©crit Olivier Rey dans Leurre et Malheurs du transhumanisme 4. Pire, sans doute le transhumanisme n’est-il pas un progrĂšs mais la solution d’un problĂšme dĂ» Ă  la technique demain des robots de Calico, complexe de biotechnologies appartenant Ă  Google, permettront de lutter contre les formes autistiques dues Ă  l’usage abusif des NTIC 5 des jeunes japonais en leur tenant compagnie. C’est le sens des cyborgs cybernĂ©tic organism qui ont pour but de modifier les fonctions corporelles de l’homme pour rĂ©pondre aux exigences des environnements extraterrestres ». L’homme augmentĂ© n’est que le produit d’un monde ravagĂ© c’est la situation diminuĂ©e de l’homme contemporain qui rend allĂ©chantes les perspectives transhumanistes. Heidegger le prĂ©disait, on ne guĂ©rit de la technique que par la technique. Olivier Rey met en exergue les trois stratĂ©gies employĂ©es afin d’imposer le transhumanisme on commence par faire danser devant vos yeux les promesses d’un transhumanisme messianique demain, la mort sera abolie et votre corps invulnĂ©rable. La deuxiĂšme stratĂ©gie est la banalisation si vous refusez le transhumanisme, alors ne portez plus de lunettes, d’oreillettes ni de prothĂšses, n’utilisez plus rien qui transforme votre rapport au monde par l’artifice. Enfin on vous impose la fatalitĂ© Vous ĂȘtes embarquĂ©s », on ne peut refuser l’inĂ©luctable marche du progrĂšs. Olivier Rey montre nĂ©anmoins que plus le monde va mal, plus il faut abreuver les populations de promesses Ă©poustouflantes Les promesses transhumanistes ne sont pas destinĂ©es Ă  se rĂ©aliser. Mieux vaut donc ne pas perdre son temps Ă  s’émerveiller ou s’épouvanter du futur qu’elles dessinent. Leur vĂ©ritable nocivitĂ© est ailleurs elle rĂ©side dans leur facultĂ© Ă  captiver l’esprit, Ă  le divertir de ce dont il devrait se soucier. Pour faire face Ă  ce qui nous attend, l’urgence serait de diminuer notre dĂ©pendance Ă  la technologie » 6. PrĂ©sentĂ© comme le choix par lequel on surpasserait une nature limitĂ©e pour se faire crĂ©ateur affranchi des servitudes biologiques, le transhumanisme prĂ©tend cependant ĂȘtre une fatalitĂ©. C’est du moins sur cet apparent dĂ©terminisme que se fonde l’aspect messianique de cette idĂ©ologie. À bien des Ă©gards le transhumanisme s’inscrit dans la droite ligne des matĂ©rialismes historiques et biologiques qui ont prĂ©sidĂ© aux idĂ©ologies du XXe siĂšcle. Ainsi la rĂ©duction matĂ©rialiste s’accomplit par cette double rĂ©duction de toute spiritualitĂ© Ă  de la matiĂšre et de toute matiĂšre Ă  de l’information. Tout n’est que Data et ce Data nous gouverne. VoilĂ  sur quel paradigme mĂ©caniciste elle se fonde chez Marvin Minsky, pour qui le cerveau se rĂ©sume Ă  une machine de viande ». Si l’on envisage la machine comme un dispositif conçu pour accomplir une tĂąche de maniĂšre optimale, alors le but notre cerveau en tant que machine de viande » est d’accroĂźtre au maximum nos capacitĂ©s cognitives. AmĂ©liorer notre potentiel computationnel serait notre devoir, ou du moins notre raison d’ĂȘtre, impliquant de tout mettre en Ɠuvre pour fonctionner le plus longtemps et le plus efficacement possible. L’ex-Union soviĂ©tique voit donc ses fantasmagories prolongĂ©es par le geste transhumain. Il ne s’agit plus de prendre un corps blessĂ© et de le guĂ©rir mais d’en faire un surhomme. Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siĂšcle, pas davantage, paraĂźt en proie Ă  la rĂ©volte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnĂ©e, cadeau venu de nulle part laĂŻquement parlant et qu’il veut pour ainsi dire Ă©changer contre un ouvrage de ses propres mains. » Ainsi s’exprime Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne 1958. Le transhumanisme dĂ©coule en effet d’une rĂ©bellion contre la nature humaine, finie, limitĂ©e, pulsionnelle. Il procĂšde ainsi du mĂȘme mouvement que le collectif LGBTQI ou la logique antispĂ©ciste. RedĂ©finissant les limites de l’humain, il dessine le visage d’une post-humanitĂ© qui s’avĂšre plutĂŽt ĂȘtre une inhumanitĂ©. ImmergĂ©s dans le Styx afin d’ĂȘtre rendus invulnĂ©rables, c’est sans doute dans ce refus de la vulnĂ©rabilitĂ© que rĂ©side le talon d’Achille des transhumanistes. Lorsque l’on sait combien l’intelligence Ă©motionnelle des enfants ayant grandi en prĂ©sence d’une personne handicapĂ©e peut se dĂ©velopper, il semble fondamental de prĂ©server ce qui fait le propre de notre humanitĂ©. La vulnĂ©rabilitĂ© de notre incarnation est la condition du prix de l’existence. Face Ă  cette idĂ©ologie de la virtualisation apparaĂźt urgente la contemplation de la PrĂ©sence RĂ©elle
 qui seule triomphe de la mort. Maylis de BonniĂšres 1 The Transhumanist Declaration. 2 Bruit de fond, Stock, 1986 rééd. Actes Sud, 2001. 3 JC LattĂšs, 2017. 4 DesclĂ©e de Brouwer, 2018. 5 Nouvelles technologies de l’information et de la communication. 6 Ibid. © LA NEF n°312 Mars 2019 1La journĂ©e d’étude Ă  l’origine de cette publication Ă©tait consacrĂ©e Ă  une critique de la civilisation grĂ©co-romaine, comme modĂšle, implicite ou non, de toute civilisation. Ce qui impliquait en mĂȘme temps de rĂ©examiner cette notion de civilisation, utilisĂ©e aussi bien par les enseignants et chercheurs en sciences humaines et sociales – le fameux intitulĂ© langue et civilisation » des cursus – que par les mĂ©dias d’opinion, dont le fameux Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » de Paul ValĂ©ry, dans la Crise de l’esprit 1919, fut le prĂ©lude Ă©lĂ©gant Ă  The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order de Samuel P. Huntington paru en 1996. 2Il n’échappe Ă  personne qu’aujourd’hui employer le mot de civilisation dans l’espace mĂ©diatique est devenu problĂ©matique. On se souvient de Claude GuĂ©ant, alors ministre de l’IntĂ©rieur du gouvernement Fillon, le dimanche 5 fĂ©vrier 2012 dĂ©clarant que toutes les civilisations ne se valent pas », lors d’un Ă©niĂšme dĂ©bat mĂ©diatique sur le port du voile. Le Figaro avait alors demandĂ© Ă  quelques anthropologues pourquoi ce terme Ă©tait controversĂ© au point qu’ils Ă©vitaient soigneusement de l’utiliser depuis 50 ans et prĂ©fĂ©raient parler de cultures. François Flahault rĂ©pondit que ce terme [de culture] Ă©tait le plus appropriĂ© » pour dĂ©signer tout ce que les gĂ©nĂ©rations humaines se transmettent les unes aux autres de maniĂšre non biologique ». Pour Marc CrĂ©pon, le terme de civilisation Ă©tait difficilement dissociable des idĂ©ologies les plus meurtriĂšres du xxe siĂšcle qui avaient une idĂ©e trĂšs prĂ©cise de la hiĂ©rarchie des civilisations et de leur diffĂ©rence de valeur. » Alfred Grosser rĂ©pliquait Ă  Claude GuĂ©ant que son jugement de valeur qui laissait supposer des hiĂ©rarchies entre civilisations sous-entendait que la civilisation islamique est infĂ©rieure Ă  la civilisation française. Claude GuĂ©ant s’attaquait implicitement aux musulmans de France, mais la dĂ©fense de Grosser est dĂ©sastreuse il est impossible de comparer la civilisation française, nationale, Ă  une civilisation islamique, religieuse, en supposant que l’une et l’autre expressions recouvrent la moindre rĂ©alitĂ©. Maurice Godelier distinguait, Ă  son tour, culture et civilisation de la façon suivante Contrairement Ă  la culture », la civilisation » ne peut ĂȘtre pensĂ©e seule, car elle comporte toujours implicitement un jugement de valeur en opposition Ă  un autre, plus barbare ; par exemple, dans civilisation » il y a civis, c’est-Ă -dire citoyen. Il y a l’idĂ©e grecque et romaine que les civilisĂ©s sont ceux qui vivent dans les citĂ©s ou les États, par opposition aux barbares qui sont nomades ou paysans. 3Nous voici arrivĂ©s au cƓur de notre sujet. Civilisation, mot rĂ©cent en français il date du xviiie s., serait Ă  expliquer par son Ă©tymologie latine et donc par l’idĂ©ologie grĂ©co-romaine qui opposait la civilisation des cives urbains Ă  la barbarie des nomades. On ne reprochera pas Ă  Maurice Godelier harcelĂ© par un journaliste, ses approximations historiques ; on peut, au contraire, lui savoir grĂ© d’avoir rappelĂ© la place que la civilisation grĂ©co-romaine tient dans l’idĂ©ologie contemporaine. La notion de civilisation nous viendrait de l’AntiquitĂ©. Donc, pour certains, la civilisation grĂ©co-romaine serait au dĂ©but et Ă  l’origine de l’humanitĂ© civilisĂ©e, et pour d’autres, c’est d’elle que viendrait le narcissisme mĂ©prisant de la civilisation europĂ©enne. Les dĂ©buts de l’anthropologie moderne au xixe s. sont marquĂ©s par de tels jugements de valeur. Dans Ancient Society 1877, Lewis Morgan affirme que l’humanitĂ© Ă©volue en passant par trois stades successifs la sauvagerie, la barbarie et la civilisation. Les plus civilisĂ©s Ă©taient, selon lui, les AmĂ©ricains. Les EuropĂ©ens l’étaient moins car ils conservaient encore des vestiges fĂ©odaux. 4Ces commentaires autour de l’affaire GuĂ©ant » montrent que la notion de civilisation est aussi floue qu’explosive. Notion qui de loin semble Ă©vidente, la civilisation s’éparpille en sens divers quand on utilise le mot. Seul repĂšre solide, la rĂ©fĂ©rence Ă  l’AntiquitĂ©. Miracle grec ou pĂ©chĂ© originel, la civilisation grĂ©co-romaine surgit dĂšs qu’il est question de civilisation. 5Peut-on trouver Ă  la notion de civilisation un statut Ă©pistĂ©mologique ? N’est-elle pas dĂ©finitivement Ă©crasĂ©e sous ses origines grĂ©co-romaines ? La notion anthropologique de culture, prééminente depuis quelques dĂ©cennies, ne serait-elle pas d’un meilleur usage ? 1 F. A. Wolf, Darstellung der Althertumswissenschaft nach Begriff, Umfang, Zweck und Werth, Museum d ... 2 J. Assmann, Religion und Kulturelles GedĂ€chtnis. Zehn Studien, Munich, 2000 ; trad. anglaise Sta ... 3 C. Calame, Qu’est-ce que la Mythologie grecque ?, Paris, 2015. 4 Édition originale S. Freud, Das Unbehagen in der Kultur, Vienne, 1930. 6L’étude liminaire de Claude Calame, Civilisation et Kultur de Friedrich August Wolf Ă  Sigmund Freud », propose des rĂ©ponses Ă  ces questions. Chez Wolf, historien de la littĂ©rature antique initiateur de ce qui deviendra la Klassische Philologie, les Grecs se distinguent comme un peuple disposant d’une culture de l’esprit »1. Cette Kultur permet de diffĂ©rencier les Grecs, les Romains et leurs successeurs allemands des autres civilisations ». La culture grĂ©co-latine lui permet donc de classer les civilisations. De telles conceptions se retrouvent dans ce que Calame appelle de nouveaux avatars du “Grand partage” », chez un historien des religions contemporain comme J. Assman par exemple, qui produit une opposition entre civilisation religieuse de l’écrit et autres cultures religieuses orales2. Or, Calame montre que la religion des Grecs ne se laisse pas comprendre dans ce partage3. Des notions de Kultur/ civilisation » plus critiques pourraient guider la rĂ©flexion des anthropologues de l’antiquitĂ©, dans le sillage de celle que Freud a dĂ©veloppĂ©e dans son Malaise dans la civilisation, Ɠuvre sur laquelle revient Claude Calame4. On peut sans doute interroger la formation de l’individu dans la civilisation, c’est-Ă -dire Ă  travers des rĂ©seaux de sociabilitĂ© et de normes. Cela revient en fait Ă  penser des civilisations en leur donnant, au cas par cas, un statut Ă©pistĂ©mologique dans l’analyse des processus de fabrication de l’individu dans une collectivitĂ©. La civilisation, dont on prĂ©tend trouver la source dans l’antiquitĂ©, fausse donc profondĂ©ment la comprĂ©hension qu’on peut avoir de ces mĂȘmes mondes anciens. La notion, si l’on tient Ă  la conserver, ne pourrait ĂȘtre utile que dĂ©faite, vidĂ©e de son sens Ă©volutionniste, et resĂ©mantisĂ©e dans une perspective anthropologique. 5 Voir l’étymologie de civilisation » sur le site du CNRTL Centre National de Ressources Textuell ... 7Il fallait donc reprendre la question au dĂ©but et faire l’archĂ©ologie de la notion. Rappeler d’abord que la notion et le terme sont modernes, comme le dĂ©veloppe et le prĂ©cise Jan Blanc au dĂ©but de son article. Ce mot apparaĂźt pour la premiĂšre fois sous la plume du Marquis de Mirabeau, le pĂšre, en 17565. Il remplace civilitĂ©. Émile Benveniste Ă©crit 6 Émile Benveniste, ProblĂšmes de linguistique gĂ©nĂ©rale, I, Paris, 1966, p. 336-345. Pour Mirabeau, la civilisation est un procĂšs que l’on dĂ©nommait jusqu’alors police », un acte tendant Ă  rendre l’homme et la sociĂ©tĂ© plus policĂ©s », l’effort pour amener l’individu Ă  observer spontanĂ©ment les rĂšgles de la biensĂ©ance et pour transformer dans le sens d’une plus grande urbanitĂ© les mƓurs de la sociĂ©tĂ©6. 8L’EncyclopĂ©die offre un bon exemple de ce lien primordial de la notion de civilisation Ă  l’antiquitĂ©. Il n’y a encore que trĂšs peu d’occurrences du mot civilisation dans l’EncyclopĂ©die de Diderot et d’Alembert. Deux usages, au sens moderne, viennent Ă  l’occasion d’une rĂ©flexion sur les Vies de Plutarque, art. Vies » et Zones tempĂ©rĂ©es » rĂ©digĂ©s par Louis de Jaucourt. L’auteur Ă©grĂšne les hĂ©ros civilisateurs de la GrĂšce ancienne, Socrate, Solon, Lycurgue, etc. Il [Plutarque] me fait converser dĂ©licieusement dans ma retraite gaie, saine et solitaire, avec ces morts illustres, ces sages de l’antiquitĂ© rĂ©vĂ©rĂ©s comme des dieux, bienfaisans comme eux, hĂ©ros donnĂ©s Ă  l’humanitĂ© pour le bonheur des arts, des armes et de la civilisation. 9Benveniste prend acte que l’on passe d’une notion d’état, la police des mƓurs, Ă  une notion d’action la civilisation va avec l’idĂ©e de progrĂšs moral, technique ou autre. Il n’est pas Ă©tonnant que cette mutation ait eu lieu au xviiie s. et que la notion de civilisation s’installe largement au xixe et dĂ©but du xxe siĂšcle, en mĂȘme temps que la colonisation qui apportait aux sauvages » les bienfaits de la civilisation ». Les Grecs et les Romains n’ont rien Ă  voir avec ce mot qui ne correspond ni Ă  philanthropia, ni Ă  humanitas, ni Ă  cultus, et pas plus Ă  civilis. 10C’est pourquoi dans un premier temps nous avons demandĂ© Ă  plusieurs chercheurs de faire l’archĂ©ologie de la civilisation grĂ©co-romaine », telle que nous la connaissons aujourd’hui dans les ouvrages savants comme dans les jeux vidĂ©o. 11Blaise Dufal propose une enquĂȘte sur les usages historiographiques de la notion dans un article intitulĂ© Le fantasme de la perfection originelle. La GrĂšce antique comme matrice du modĂšle civilisationnel. » Dans les manuels d’histoire et ouvrages de vulgarisation et chez des classiques de l’historiographie française du xxe s., on voit que la civilisation », faute de dĂ©finition rigoureuse, n’est pas un concept scientifique. Elle produit une vision idĂ©ologique de la culture et de l’histoire, fondĂ©e sur un fantasme de la GrĂšce antique, idĂ©alisĂ©e depuis le xviiie s. Les Grecs de l’AntiquitĂ©, dont la modernitĂ© europĂ©enne se veut l’hĂ©ritiĂšre, seraient ainsi l’origine gĂ©niale et les exemples parfaits de la science, des arts et de la politique. 12Jan Blanc dĂ©place la question sur le terrain de l’histoire de l’art Ă  la pĂ©riode moderne. Il interroge le problĂšme de la civilisation grecque » chez Winckelman. Johann Joachim Winckelmann 1717-1768 est Ă  l’origine du miracle grec », cette vision de la civilisation grecque comme un Ăąge d’or politique, moral et artistique. Il parle certes d’AntiquitĂ© grecque et non de civilisation, le mot n’existe pas encore au sens moderne, mais les deux livres, qu’il a consacrĂ©s Ă  l’AntiquitĂ© grecque, l’étudient comme un monde dont il s’agit de rendre compte des grands principes Ă  travers l’étude de ses Ɠuvres d’art. C’est ainsi qu’il dĂ©crit la GrĂšce en faisant de sa supĂ©rioritĂ© artistique un a priori. Winckelmann commence Ă  Ă©crire sur l’art antique sans avoir vu la moindre statue. Ses Ă©crits sont et resteront des constructions imaginaires, dĂ©duites de cet a priori. La GrĂšce est pour lui un mythe. La GrĂšce est, pour Winckelmann, la seule civilisation qui, dans l’histoire, soit parvenue Ă  s’arracher Ă  la barbarie de la simple nature sans ĂȘtre touchĂ©e par la corruption des mƓurs, processus inhĂ©rent Ă  la culture. Mais ce miracle fut Ă©phĂ©mĂšre et a disparu Ă  jamais. AprĂšs la perfection de l’art classique au ve s., la GrĂšce a Ă©tĂ© entraĂźnĂ©e dans une dĂ©cadence irrĂ©versible. L’histoire de Winckelmann est donc tĂ©lĂ©ologique, parce qu’elle pose a priori la grandeur suprĂȘme de l’art grec. Mais elle est Ă©galement eschatologique, dans la mesure oĂč le grand style » est irrĂ©mĂ©diablement perdu. La civilisation grecque » n’est pas, pour lui, une pĂ©riode » de l’histoire mais, plutĂŽt, une utopie servant aux Modernes Ă  se raconter, en construisant, dans le temps et le passĂ©, l’origine d’une grandeur perdue dont ils ne peuvent nullement ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme les enfants ou les hĂ©ritiers, mais qu’ils doivent apprendre Ă  regretter. La civilisation grecque telle qu’elle est inventĂ©e par Winckelmann tient donc des deux acceptions modernes de cette notion. Celle d’un progrĂšs, mais qui n’est observable que dans les restes et les ruines du passĂ© et celle d’une dĂ©cadence inĂ©luctable. 13La culture ludique contemporaine permet aussi de voir le lien Ă©troit de l’antiquitĂ© Ă  la notion de civilisation. Dans Alexandre et Octavien contre Bismarck et Gengis Khan. Les usages problĂ©matiques de l’AntiquitĂ© grĂ©co-romaine dans l’univers ludique de Civilization », Emmanuelle Valette s’intĂ©resse au jeu vidĂ©o Ă  succĂšs Civilization, rééditĂ© et amĂ©liorĂ© plusieurs fois depuis 1991 jusqu’à son ultime version de 2016. La durĂ©e de son succĂšs international en fait un bon tĂ©moin de certaines idĂ©es populaires contemporaines sur la notion de civilisation. Le joueur peut choisir de dĂ©velopper une civilisation, dont les critĂšres de dĂ©finition sont d’ailleurs problĂ©matiques, parmi plusieurs, sans hiĂ©rarchie a priori entre elles. Au centre du jeu, il y a l’habiletĂ© du joueur et sa capacitĂ© Ă  faire Ă©voluer sa civilisation. La victoire viendra de l’inventivitĂ© technique qu’il aura su insuffler Ă  celle qu’il aura prise en main. Le cours du jeu suit un Ă©volutionnisme et un ethnocentrisme dĂ©complexĂ©s » puisqu’une civilisation avance vers la domination mondiale Ă  coup d’inventions technologiques successives, en construisant aussi de fortes et grandes citĂ©s. Si toutes les civilisations sont ainsi calquĂ©es sur un modĂšle occidental, les mondes anciens ont toutefois un lien encore plus Ă©troit Ă  La civilisation. Les civilisations antiques apparaissent comme originelles » et sont permanentes dans l’offre du jeu, comme incontournables, alors que d’autres Iroquois, Zoulous
 sont des options qui disparaissent ou reparaissent au fil des versions. La GrĂšce et Rome disposent aussi d’un certain nombre de traits spĂ©cifiques et d’atouts technologiques discrets qui en font des civilisations d’élection pour les habituĂ©s. Par ailleurs la culture antique irrigue l’ensemble du processus d’évolution inventive les atouts culturels les merveilles » du monde par exemple et les innovations que peut dĂ©velopper telle ou telle civilisation choisie par le gamer » sont souvent pensĂ©s en rĂ©fĂ©rence aux langues ou cultures grecques et romaines. L’antiquitĂ© proposĂ©e n’est donc pas un monde ludique comme un autre ou un simple facteur d’exotisme elle est essentielle Ă  l’imaginaire de la civilisation elle-mĂȘme. 14La civilisation grĂ©co-romaine aurait le privilĂšge d’ĂȘtre la civilisation par excellence parce quelle aurait civilisĂ© l’humanitĂ©, en ayant inventĂ© des formes culturelles devenues le patrimoine de l’humanitĂ©, parce qu’elle aurait anticipĂ© sur la modernitĂ©. Ces inventions » jusqu’à celle de la notion mĂȘme d’ invention », sont en fait des inventions de notre modernitĂ©, comme le montrent les cinq analyses suivantes. 15Certains termes grecs prĂ©sents dans les langues modernes sont des catalyseurs d’imaginaire ; tel est le cas de l’enthousiasme », comme le montre Michel Briand, dans son article L’invention de l’enthousiasme poĂ©tique ». L’enthousiasme poĂ©tique est une invention moderne, crĂ©ant une illusion rĂ©trospective. Les modernes, qui opposent improvisation inspirĂ©e et technique d’écriture, attribuent aux poĂštes grecs archaĂŻques et classiques un rapport privilĂ©giĂ© avec le divin, l’inspiration ; ils auraient chantĂ©, possĂ©dĂ©s par une fureur mystique le dieu Ă©tait en eux ». Or pour les Grecs les aĂšdes Ă©taient Ă  la fois aimĂ©s des Muses et artisans de vers. Une archĂ©ologie des mots enthĂ©os, enthousiasmos, s’imposait. L’enquĂȘte philologique montre que le sens d’enthĂ©os n’est pas celui qu’une tradition Ă©tymologique lui donne, par une interprĂ©tation possessive – locative de l’adjectif enthĂ©os. L’adjectif enthĂ©os peut ĂȘtre l’équivalent emphatique de theios, et signifier trĂšs divin ». L’inspiration poĂ©tique sous l’effet de l’intĂ©riorisation d’un souffle transcendant, par laquelle le poĂšte-prophĂšte a un dieu en lui », vient relu par l’antiquitĂ© tardive et certains modernes directement de Platon, qui a comme souvent jouĂ© avec les mots et rapprochĂ© mantis la divination de mania la folie et inventĂ© une figure du poĂ©te-prophĂšte inspirĂ©. Cette inspiration prophĂ©tique rĂ©interprĂ©tĂ©e par les nĂ©o-platoniciens se retrouve chez certains mystiques chrĂ©tiens ou au contraire chez certains critiques du paganisme. La reconstruction moderne de l’inspiration grecque oppose Ă©criture et oralitĂ© comme une alternative radicale, projetant sur l’histoire de la poĂ©sie grecque le grand partage constitutif de la modernitĂ© depuis l’ñge romantique. 16La notion de personne charrie avec elle tout un imaginaire occidental philosophique, juridique et religieux du progrĂšs de la conscience. Florence Dupont en critique la prĂ©tendue invention par les Romains. Cette idĂ©e souvent reprise a notamment Ă©tĂ© soutenue par M. Mauss dans Une catĂ©gorie de l’esprit humain la notion de personne ». Or, le raisonnement de Mauss n’est pas une dĂ©monstration scientifique et repose sur une pensĂ©e a priori de la place dominante de Rome dans la civilisation occidentale. Sous l’apparence d’une enquĂȘte portant sur des faits sociaux, juridiques, et religieux, c’est en fait principalement l’hypothĂšse d’une Ă©volution sĂ©mantique du mot persona qui sous-tend l’exposĂ© de Mauss le masque rituel » archaĂŻque des ancĂȘtres deviendrait la personne juridique » du droit romain, dĂ©finitivement inventĂ©e Ă  la pĂ©riode classique. Le savant superpose en fait, dans un coup de force sĂ©mantique », les sens d’imago et de persona il n’y a aucune raison probante de penser que la persona Ă©tait un masque rituel d’ancĂȘtre au mĂȘme titre que l’imago. Quant Ă  la notion juridique de persona, elle ne renvoie pas non plus Ă  un ensemble de droits liĂ©s Ă  la personne », mais plutĂŽt Ă  un rĂŽle temporaire pris dans un procĂšs. La personne » ne se trouve donc pas dĂ©jĂ  dans la persona, et la dynamique historique d’une invention romaine de la personne voulue par Mauss disparaĂźt du mĂȘme coup. D’autres stratĂ©gies pour sauver l’invention de la personne se laissent voir l’essentialisation de la notion avant toute enquĂȘte philologique prĂ©alable ou encore l’utilisation de catĂ©gories modernes prĂ©construites. Elles ne laissent pas de surprendre chez un savant de cette ampleur. Quelles sont les causes possibles de ce discours fictionnel sur l’ invention » antique, dans le contexte de travail qui a Ă©tĂ© celui de l’ethnologue ? En posant cette question Florence Dupont ouvre la voie Ă  une critique pragmatique du recours Ă  la notion d’invention chez les antiquisants. 17L’histoire de la mĂ©decine n’est pas avare non plus d’ inventions », et les Grecs, avec leur lĂ©gendaire figure d’Hippocrate, ont une large part dans ce grand rĂ©cit, comme cherche Ă  le montrer Vivien Longhi dans un article intitulĂ© Hippocrate a-t-il inventĂ© la mĂ©decine d’observation ? ». Les traitĂ©s de la mĂ©decine hippocratique », par exemple ÉpidĂ©mies I-III et Pronostic, prĂ©sentent des relevĂ©s de signes pathologiques apparemment scrupuleux, oĂč le corps malade serait dotĂ© de sens par un mĂ©decin expert du pronostic. Au xviiie s., mĂ©decins et professeurs y voient les fondements de leur mĂ©decine d’observation, fille de la clinique, alors qu’il s’agit de textes largement spĂ©culatifs. Une approche pragmatique du regard mĂ©dical ancien dĂ©gagerait pourtant la mĂ©decine grecque mĂȘme, travestie par la notion moderne d’observation. 18Dans le domaine de l’histoire littĂ©raire s’érigent et pĂšsent encore sur les Grecs d’autres inventions ». Marie Saint-Martin, dans son article intitulĂ© L’invention de la tragĂ©die selon Pierre Brumoy de quelques piĂšges du relativisme » s’intĂ©resse aux rĂ©flexions modernes de P. Brumoy sur la tragĂ©die 1730. La recherche des inventeurs » du théùtre classique conduit l’auteur Ă  un certain nombre d’apories ou de thĂšses paradoxales. Eschyle et HomĂšre sont aussi bien l’un que l’autre considĂ©rĂ©s comme ses inventeurs. Les auteurs Ă©piques et tragiques grecs semblent avoir toujours Ă©tĂ© aristotĂ©liciens. Si les Grecs ainsi compris sont Ă  l’origine du théùtre classique, comment expliquer alors que leurs piĂšces ne soient plus apprĂ©ciĂ©es sur la scĂšne française ? La force originelle crĂ©atrice des anciens doit ĂȘtre reprise, cultivĂ©e et amendĂ©e par les modernes. Conserver les beautĂ©s universelles des anciens, mais en gommant et lissant leur barbarie et leur brutalitĂ©. Il faut une civilisation de la civilisation premiĂšre, pourrait-on dire en jouant sur les mots. AprĂšs ce travail de polissage le lien doit se rĂ©tablir entre la civilisation grecque et les nations policĂ©es, au premier chef desquelles la nation française. L’histoire de l’invention » de la tragĂ©die par les Anciens sert donc Ă  unir entre elles des nations culturellement supĂ©rieures. 19La notion mĂȘme d’invention finit par poser problĂšme, d’autant qu’elle reste utilisĂ©e chez ceux-lĂ  mĂȘmes qui sembleraient devoir la contester, comme le montre Anne-Gabrielle Wersinger dans L’invention de l’invention archĂ©ologie ou idĂ©ologie ? ». 20En sciences humaines, on constate l’inflation des titres mentionnant le mot ambigu d’invention. Et mĂȘme si l’anthropologie prĂ©tend en avoir fini avec les inventeurs grecs » et l’archĂ©ologie du Miracle grec », Gernet et Vernant ne se sont pas entiĂšrement dĂ©faits d’une interprĂ©tation dĂ©miurgique et progressiste de l’histoire. Et malgrĂ© l’autorĂ©fĂ©rentialitĂ© de l’anthropologie de Loraux ou Detienne, la critique des idĂ©ologies » rĂ©siste mal au paradigme promĂ©thĂ©en de l’innovation, qui s’impose dans l’institution de la recherche contemporaine. 21Cette derniĂšre Ă©tude notamment, en Ă©pilogue provisoire des prĂ©cĂ©dentes, montre qu’il reste Ă  repĂ©rer explicitement d’autres inventions », qui seraient Ă  soumettre Ă  une gĂ©nĂ©alogie philologique, Ă©pistĂ©mologique, historiographique, critique, en mĂȘme temps qu’à l’étude prĂ©cise de leurs usages idĂ©ologiques les plus contemporains. C’est Ă  une rĂ©flexion gĂ©nĂ©rale qu’on invite ici, sur le rĂŽle accordĂ©, voire imposĂ©, aux rĂ©fĂ©rences antiques, en particulier aux notions et catĂ©gories, comme celles de civilisation et d’invention, dans les sciences humaines et sociales, et d’autre part sur la valeur de critique radicale que peut avoir l’étude mĂȘme de l’AntiquitĂ©, pour nos catĂ©gories contemporaines les plus Ă©videntes. Nous autres, civi­li­sa­tions, nous savons main­te­nant que nous sommes mor­telles. Nous avions enten­du par­ler de mondes dis­pa­rus tout entiers, d’empires cou­lĂ©s Ă  pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; des­cen­dus au fond inex­plo­rable des siĂšcles avec leurs dieux et leurs lois, leurs aca­dé­mies et leurs sciences pures et appli­quĂ©es, avec leurs gram­maires, leurs dic­tion­naires, leurs clas­siques, leurs roman­tiques et leurs sym­bo­listes, leurs cri­tiques et les cri­tiques de leurs cri­tiques. Nous savions bien que toute la terre appa­rente est faite de cendres, que la cendre signi­fie quelque chose. Nous aper­ce­vions Ă  tra­vers l’épaisseur de l’histoire, les fan­tĂŽmes d’immenses navires qui furent char­gĂ©s de richesse et d’esprit. »Paul Valé­ry La crise de l’esprit, Ă©di­tions NRF, 1919 PREMIÈRE LETTRE Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulĂ©s Ă  pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins; descendus au fond inexplorable des siĂšcles avec leurs dieux et leurs lois, leurs acadĂ©mies et leurs sciences pures et appliquĂ©es, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions Ă  travers l’épaisseur de l’histoire, les fantĂŽmes d’immenses navires qui furent chargĂ©s de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, aprĂšs tout, n’étaient pas notre affaire. Élam, Ninive, Babylone Ă©taient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence mĂȘme. Mais France, Angleterre, Russie
 ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abĂźme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la mĂȘme fragilitĂ© qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les Ɠuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les Ɠuvres de MĂ©nandre ne sont plus du tout inconcevables elles sont dans les journaux. Ce n’est pas tout. La brĂ»lante leçon est plus complĂšte encore. Il n’a pas suffi Ă  notre gĂ©nĂ©ration d’apprendre par sa propre expĂ©rience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnĂ©es sont pĂ©rissables par accident; elle a vu, dans l’ordre de la pensĂ©e, du sens commun, et du sentiment, se produire des phĂ©nomĂšnes extraordinaires, des rĂ©alisations brusques de paradoxes, des dĂ©ceptions brutales de l’évidence. Je n’en citerai qu’un exemple les grandes vertus des peuples allemands ont engendrĂ© plus de maux que l’oisivetĂ© jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sĂ©rieuses, adaptĂ©s Ă  d’épouvantables desseins. Tant d’horreurs n’auraient pas Ă©tĂ© possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anĂ©antir tant de villes en si peu de temps; mais il a fallu non moins de qualitĂ©s morales. Savoir et Devoir, vous ĂȘtes donc suspects? Ainsi la PersĂ©polis spirituelle n’est pas moins ravagĂ©e que la Suse matĂ©rielle. Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti pĂ©rir. Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe. Elle a senti, par tous ses noyaux pensants, qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle cessait de se ressembler, qu’elle allait perdre conscience — une conscience acquise par des siĂšcles de malheurs supportables, par des milliers d’hommes du premier ordre, par des chances gĂ©ographiques, ethniques, historiques innombrables. Alors, — comme pour une dĂ©fense dĂ©sespĂ©rĂ©e de son ĂȘtre et de son avoir physiologiques, toute sa mĂ©moire lui est revenue confusĂ©ment. Ses grands hommes et ses grands livres lui sont remontĂ©s pĂȘle-mĂȘle. Jamais on n’a tant lu, ni si passionnĂ©ment que pendant la guerre demandez aux libraires. Jamais on n’a tant priĂ©, ni si profondĂ©ment demandez aux prĂȘtres. On a Ă©voque tous les sauveurs, les fondateurs, les protecteurs, les martyrs, les hĂ©ros, les pĂšres des patries, les saintes hĂ©roĂŻnes, les poĂštes nationaux
 Et dans le mĂȘme dĂ©sordre mental, Ă  l’appel de la mĂȘme angoisse, l’Europe cultivĂ©e a subi la reviviscence rapide de ses innombrables pensĂ©es dogmes, philosophies, idĂ©aux hĂ©tĂ©rogĂšnes; les trois cents maniĂšres d’expliquer le Monde, les mille et une nuances du christianisme, les deux douzaines de positivismes tout le spectre de la lumiĂšre intellectuelle a Ă©talĂ© ses couleurs incompatibles, Ă©clairant d’une Ă©trange lueur contradictoire l’agonie de l’ñme europĂ©enne. Tandis que les inventeurs cherchaient fiĂ©vreusement dans leurs images, dans les annales des guerres d’autrefois, les moyens de se dĂ©faire des fils de fer barbelĂ©s, de dĂ©jouer les sous-marins ou de paralyser les vols d’avions, l’ñme invoquait Ă  la fois toutes les incantations qu’elle savait, considĂ©rait sĂ©rieusement les plus bizarres prophĂ©ties; elle se cherchait des refuges, des indices, des consolations dans le registre entier des souvenirs, des actes antĂ©rieurs, des attitudes ancestrales. Et ce sont lĂ  les produits connus de l’anxiĂ©tĂ©, les entreprises dĂ©sordonnĂ©es du cerveau qui court du rĂ©el au cauchemar et retourne du cauchemar au rĂ©el, affolĂ© comme le rat tombĂ© dans la trappe
 La crise militaire est peut-ĂȘtre finie. La crise Ă©conomique est visible dans toute sa force; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui, par sa nature mĂȘme, prend les apparences les plus trompeuses puisqu’elle se passe dans le royaume mĂȘme de la dissimulation, cette crise laisse difficilement saisir son vĂ©ritable point, sa phase. Personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant en littĂ©rature, en philosophie, en esthĂ©tique. Nul ne sait encore quelles idĂ©es et quels modes d’expression seront inscrits sur la liste des pertes, quelles nouveautĂ©s seront proclamĂ©es. L’espoir, certes, demeure et chante Ă  demi-voix Et cum vorandi vicerit libidinem, Late triumphet imperator spiritus Mais l’espoir n’est que la mĂ©fiance de l’ĂȘtre Ă  l’égard des prĂ©visions prĂ©cises de son esprit. Il suggĂšre que toute conclusion dĂ©favorable Ă  l’ĂȘtre doit ĂȘtre une erreur de son esprit. Les faits, pourtant, sont clairs et impitoyables. Il y a des milliers de jeunes Ă©crivains et de jeunes artistes qui sont morts. Il y a l’illusion perdue d’une culture europĂ©enne et la dĂ©monstration de l’impuissance de la connaissance Ă  sauver quoi que ce soit; il y a la science, atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et comme dĂ©shonorĂ©e par la cruautĂ© de ses applications; il y a l’idĂ©alisme, difficilement vainqueur, profondĂ©ment meurtri, responsable de ses rĂȘves; le rĂ©alisme déçu, battu, accablĂ© de crimes et de fautes; la convoitise et le renoncement Ă©galement bafouĂ©s ; les croyances confondues dans les camps, croix contre croix, croissant contre croissant; il y a les sceptiques eux-mĂȘmes dĂ©sarçonnĂ©s par des Ă©vĂ©nements si soudains, si violents, si Ă©mouvants, et qui jouent avec nos pensĂ©es comme le chat avec la souris, — les sceptiques perdent leurs doutes, les retrouvent, les reperdent, et ne savent plus se servir des mouvements de leur du navire a Ă©tĂ© si forte que les lampes les mieux suspendues se sont Ă  la fin renversĂ©es. Ce qui donne Ă  la crise de l’esprit sa profondeur et sa gravitĂ©, c’est l’état dans lequel elle a trouvĂ© le patient. Je n’ai ni le temps ni la puissance de dĂ©finir l’état intellectuel de l’Europe en 1914. Et qui oserait tracer un tableau de cet Ă©tat? Le sujet est immense; il demande des connaissances de tous les ordres, une information infinie. Lorsqu’il s’agit, d’ailleurs, d’un ensemble aussi complexe, la difficultĂ© de reconstituer le passĂ©, mĂȘme le plus rĂ©cent, est toute comparable Ă  la difficultĂ© de construire l’avenir, mĂȘme le plus proche; ou plutĂŽt, c’est la mĂȘme difficultĂ©. Le prophĂšte est dans le mĂȘme sac que l’historien. Laissons-les-y. Mais je n’ai besoin maintenant que du souvenir vague et gĂ©nĂ©ral de ce qui se pensait Ă  la veille de la guerre, des recherches qui se poursuivaient, des Ɠuvres qui se publiaient. Si donc je fais abstraction de tout dĂ©tail et si je me borne Ă  l’impression rapide, et Ă  ce total naturel que donne une perception instantanĂ©e, je ne vois — rien ! — Rien, quoique ce fĂ»t un rien infiniment riche. Les physiciens nous enseignent que dans un four portĂ© Ă  l’incandescence, si notre Ɠil pouvait subsister, il ne verrait — rien. Aucune inĂ©galitĂ© lumineuse ne demeure et ne distingue les points de l’espace. Cette formidable Ă©nergie enfermĂ©e aboutit Ă  l’invisibilitĂ©, Ă  l’égalitĂ© insensible. Or, une Ă©galitĂ© de cette espĂšce n’est autre chose que le dĂ©sordre Ă  l’état parfait. Et de quoi Ă©tait fait ce dĂ©sordre de notre Europe mentale? — De la libre coexistence dans tous les esprits cultivĂ©s des idĂ©es les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposĂ©s. C’est lĂ  ce qui caractĂ©rise une Ă©poque moderne. Je ne dĂ©teste pas de gĂ©nĂ©raliser la notion de moderne et de donner ce nom Ă  certain mode d’existence, au lieu d’en faire un pur synonyme de contemporain. Il y a dans l’histoire des moments et des lieux oĂč nous pourrions nous introduire, nous modernes, sans troubler excessivement l’harmonie de ces temps-lĂ , et sans y paraĂźtre des objets infiniment curieux, infiniment visibles, des ĂȘtres choquants, dissonants, inassimilables. OĂč notre entrĂ©e ferait le moins de sensation, lĂ  nous sommes presque chez nous. Il est clair que la Rome de Trajan, et que l’Alexandrie des PtolĂ©mĂ©es nous absorberaient plus facilement que bien des localitĂ©s moins reculĂ©es dans le temps, mais plus spĂ©cialisĂ©es dans un seul type de mƓurs et entiĂšrement consacrĂ©es Ă  une seule race, Ă  une seule culture et Ă  un seul systĂšme de vie. Eh bien! l’Europe de 1914 Ă©tait peut-ĂȘtre arrivĂ©e Ă  la limite de ce modernisme. Chaque cerveau d’un certain rang Ă©tait un carrefour pour toutes les races de l’opinion; tout penseur, une exposition universelle de pensĂ©es. Il y avait des Ɠuvres de l’esprit dont la richesse en contrastes et en impulsions contradictoires faisait penser aux effets d’éclairage insensĂ© des capitales de ce temps-lĂ  les yeux brĂ»lent et s’ennuient
 Combien de matĂ©riaux, combien de travaux, de calculs, de siĂšcles spoliĂ©s, combien de vies hĂ©tĂ©rogĂšnes additionnĂ©es a-t-il fallu pour que ce carnaval fĂ»t possible et fĂ»t intronisĂ© comme forme de la suprĂȘme sagesse et triomphe de l’humanitĂ©? Dans tel livre de cette Ă©poque — et non des plus mĂ©diocres — on trouve, sans aucun effort — une influence des ballets russes, — un peu du style sombre de Pascal, — beaucoup d’impressions du type Goncourt, quelque chose de Nietzsche, — quelque chose de Rimbaud, — certains effets dus Ă  la frĂ©quentation des peintres, et parfois le ton des publications scientifiques, — le tout parfumĂ© d’un je ne sais quoi de britannique difficile Ă  doser !
 Observons, en passant, que dans chacun des composants de cette mixture, on trouverait bien d’autres corps. Inutile de les rechercher ce serait rĂ©pĂ©ter ce que je viens de dire sur le modernisme, et faire toute l’histoire mentale de l’Europe. Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de BĂąle Ă  Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, — l’Hamlet europĂ©en regarde des millions de spectres. Mais il est un Hamlet intellectuel. Il mĂ©dite sur la vie et la mort des vĂ©ritĂ©s. Il a pour fantĂŽmes tous les objets de nos controverses; il a pour remords tous les titres de notre gloire; il est accablĂ© sous le poids des dĂ©couvertes, des connaissances, incapable de se reprendre Ă  cette activitĂ© illimitĂ©e. Il songe Ă  l’ennui de recommencer le passĂ©, Ă  la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abĂźmes, car deux dangers ne cessent de menacer le monde l’ordre et le dĂ©sordre. S’il saisit un crĂąne, c’est un crĂąne illustre. — Whose was it ? — Celui-ci fut Lionardo. Il inventa l’homme volant, mais l’homme volant n’a pas prĂ©cisĂ©ment servi les intentions de l’inventeur nous savons que l’homme volant montĂ© sur son grand cygne il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero a, de nos jours, d’autres emplois que d’aller prendre de la neige Ă  la cime des monts pour la jeter, pendant les jours de chaleur, sur le pavĂ© des villes
 Et cet autre crĂąne est celui de Leibniz qui rĂȘva de la paix universelle. Et celui-ci fut Kant, Kant qui genuit Hegel qui genuit Marx qui genuit
 Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crĂąnes. Mais s’il les abandonne!
 Va-t-il cesser d’ĂȘtre lui-mĂȘme? Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage de la guerre Ă  la paix. Ce passage est plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix Ă  la guerre; tous les peuples en sont troublĂ©s. Et moi, se dit-il, moi, l’intellect europĂ©en, que vais-je devenir?
 Et qu’est-ce que la paix? La paix est peut-ĂȘtre, l’état de choses dans lequel l’hostilitĂ© naturelle des hommes entre eux se manifeste par de crĂ©ations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre. C’est le temps d’une concurrence crĂ©atrice, et de la lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatiguĂ© de produire? N’ai-je pas Ă©puisĂ© le dĂ©sir des tentatives extrĂȘmes et n’ai-je pas abusĂ© des savants mĂ©langes? Faut-il laisser de cĂŽtĂ© mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes? Dois-je suivre le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige maintenant un grand journal? comme Laertes, qui est quelque part dans l’aviation? comme Rosencrantz, qui fait je ne sais quoi sous un nom russe? — Adieu, fantĂŽmes ! Le monde n’a plus besoin de vous. Ni de moi. Le monde, qui baptise du nom de progrĂšs sa tendance Ă  une prĂ©cision fatale, cherche Ă  unir aux bienfaits de la vie les avantages de la mort. Une certaine confusion rĂšgne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira; nous verrons enfin apparaĂźtre le miracle d’une sociĂ©tĂ© animale, une parfaite et dĂ©finitive fourmiliĂšre. »

nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles